C’est dans un cabriolet qui filait vers le sud que la conversation se poursuivit entre Théodore et Fortuné. Ce dernier n’était pas mécontent de se retrouver seul avec son ami, sans la présence muette et déconcertante de son chef.

– Gilles, demanda t-il, il est vraiment niais ou il fait semblant ?
– Il simule.
– Il le fait bien. Il doit avoir des niais dans sa famille… Et la petite dame de la boutique fait bien la paire ! Qui a imaginé ces phrases stupides ?
– C’est elle. Elle se prostituait il n’y a pas si longtemps. Ça lui fait plaisir d’entendre encore des choses aimables. Chaque visiteur qui veut accéder au premier étage doit les prononcer.
– Sinon…
– Sinon, elle peut devenir très méchante.
– Pourquoi ton chef voulait-il me voir ?
– Il souhaitait se faire son idée sur toi, répondit Théodore.
– Et ?…
– Il se l’est faite. S’il ne m’avait pas autorisé à t’en dire plus, il m’aurait fait un signe et l’entretien se serait arrêté là.
– Où m’emmènes-tu ?
– Nous allons retrouver Poisneuf.
– Tu attends que j’use de torture ou de violence avec lui ?
– Non, tu verras, ce n’est pas ça qui le fera parler… Dis-moi, comment as-tu retrouvé mon adresse ?
Fortuné hésita un moment, soulevant le rideau de la portière pour tenter de reconnaître les lieux qu’ils traversaient. Il choisit de dire la vérité :
– Corinne a interrogé Vidocq.
– Vidocq ! Ce scélérat ! Je lui revaudrai ça ! Je sais bien qu’il ne me porte pas dans son cœur !
– … Elle dit qu’elle ne t’a pas oublié.
Ce fut au tour de Théodore de soulever un rideau et de regarder ailleurs.
– Nous arrivons bientôt, dit-il d’un ton glacé.

Fortuné était incapable de dire dans quel quartier ils se trouvaient. Dans le quartier Saint-Marcel, peut-être. Le cabriolet les déposa devant une porte au milieu d’un grand mur. Théodore l’ouvrit à l’aide d’une clé et ils s’engagèrent dans un étroit passage entre deux hautes parois, qui suivait un chemin tortueux sur cinquante mètres avant d’ouvrir sur un jardin clôturé par une grille.
Aucun jardinier n’avait manifestement mis les pieds ici depuis des années. Les herbes folles couraient partout, jusque sur les marches d’un pavillon dont la lune découpait les formes, sans en cacher ni les fissures sur la façade, ni les ardoises manquantes sur le toit.
Du côté opposé, la grille séparait le jardin d’une rue bordée d’arbres. Le passage qu’ils venaient d’emprunter était un accès discret à la demeure.
Un peu sur la gauche, entre le débouché du passage et le pavillon, un homme s’était levé à leur arrivée, laissant tomber à ses pieds deux couvertures qui le protégeaient du froid. Il alluma une lanterne accrochée à la grille. À ses pieds, on distinguait une forme de la taille d’un homme, dissimulée sous un drap.
– Excuse-moi, dit Théodore, je ne t’ai pas demandé si tu avais l’estomac bien accroché…
– Pourquoi donc ?
Il fit signe à l’homme de retirer le tissu. Un corps inanimé apparut.
– Je te présente Jean-Marie Poisneuf, dit Théodore.
Fortuné repensa tout de suite aux cadavres qu’il avait vus à la Morgue. Mêmes yeux ouverts et aspect figé pour l’éternité. Mêmes couleurs inhabituelles pour un être humain. Même expression de douleur intense mais muette. Poisneuf était arrivé à sa dernière destination. Il portait une chemise de toile claire déchirée et maculée en son centre par une grande tache sombre.
Fortuné détourna la tête.
– C’est le vrai, cette fois ?
– Nous l’avions enfermé il y a deux jours dans une chambre au premier étage, expliqua son ami quelques secondes plus tard. Il a défait ses liens et a sauté par la fenêtre, tard le soir. Mais dans l’obscurité, il s’est embroché sur la grille. Son ventre a été percé de part en part. Le sang s’échappait par devant et par derrière. Il n’avait que quelques secondes à vivre. Nous avons essayé de lui arracher ses derniers mots.
– Comment a t-il pu parler dans cet état-là ?
– Il n’a pas parlé. Il a écrit avec son sang.
Théodore désigna la mare de sang séché qui entourait le corps. Au bord, plus près de la tête de Poisneuf, là où le sang n’avait pas ruisselé, on lisait « PSG TIR » en lettres sombres tracées avec un doigt.
– Nous aimerions que tu nous aides à comprendre ce que signifient ces lettres, dit Théodore.
Il déplaça la lanterne :
– Regarde ça aussi.
De l’autre côté de la tête du mort, « FRM KV » était tracé par le même procédé, mais d’un geste moins ferme que pour l’autre inscription.
– Qu’est-ce que cela ? demanda Fortuné.
– Il l’a écrit quand nous lui avons demandé où se trouvait Raphaëlle, puis il a expiré.
– Qu’est-il arrivé à Raphaëlle ?
– Elle a disparu depuis plusieurs jours.

Fortuné ressentit comme un coup de poing dans l’estomac. La seule image qu’il possédait de cette femme était une vision fugitive, le 19 février, à travers une fenêtre de La Grande Licorne.
– Ces lettres désignent-elles l’endroit où elle se trouve ou bien ce qui lui est arrivé ?
– Nous n’en savons rien. Elles sont pour nous aussi indéchiffrables les unes que les autres. Il est probable qu’il savait très bien où elle était, mais qu’il n’a pas voulu – ou n’a pas eu la force – de nous le dire précisément.
– Tu veux dire que la seule information qui permettrait de la retrouver est ce message incompréhensible de cinq lettres, dont l’auteur est maintenant un cadavre ?
– C’est un bon résumé de la situation.
– Et Poisneuf n’a rien dit ou écrit d’autre, ici ou dans la chambre où vous le déteniez ?
– Non. La seule information, que Raphaëlle nous a rapportée, est qu’il doit se passer quelque chose de grave ce jeudi 10 mars, dans deux jours.
Fortuné s’assit sur le petit muret qui soutenait la grille. Il eut un petit cri quand son bras frôla son côté de trop près. Pris d’un brusque accès de fatigue, il se prit la tête entre les mains.
Un objet lui heurta l’épaule, une flasque d’alcool tendue par Théodore. Il en but une gorgée, puis une seconde, releva la tête et fixa loin devant les arbres de la rue, éclairés de place en place par un réverbère :
– Encore du sang, la mort, et maintenant un attentat jeudi ?…
Il avait l’impression de revivre une histoire connue.
– Je n’ai pas dit qu’il y aurait un attentat jeudi, rectifia Théodore. Raphaëlle a entendu Poisneuf dire : « Attendez-vous à du grabuge le soir du 10 mars ! »
Fortuné lui jeta un regard, puis explosa :
– Pourquoi tout ce sang, Théo ? C’est toi qui attires la mort, ou c’est la mort qui t’attire ? C’est ça, ta vie ?
Il détourna le visage, puis fouilla ses poches à la recherche d’un mouchoir.
Il revoyait défiler des scènes du massacre du 28 juillet.
Théodore s’assit près de lui. Fortuné se moucha bruyamment et reprit peu à peu une respiration normale.
– Ce n’est pas ma vie qui est comme ça, dit Théodore. C’est la vie qui est comme ça. Elle charrie chaque jour son lot de crimes, de lâchetés, de destructions et j’en passe. Le 28 juillet sur le boulevard du Temple, j’ai vu toutes ces existences brisées en un instant. J’ai décidé d’être dorénavant là où du sang coule, afin d’essayer d’éviter qu’il n’en coule davantage.
L’espace d’un instant, une image se superposa dans l’esprit de Fortuné à celle de Théodore : celle des animaux de la campagne de Port-Louis, dont tous deux recherchaient la compagnie dès qu’ils avaient un moment. C’est comme si Théo avait retrouvé une vie libre et sauvage, ses sens toujours en éveil pour repérer des prédateurs à éliminer.
– Quitte à perdre ceux qui te sont chers et à vivre coupé du monde ? demanda Fortuné.
– Je ne veux pas entraîner mes amis dans ce genre de combat… Je veux les en protéger. Vois ce qui vient de t’arriver ! Certains sont capables de bien pire pour défendre leurs intérêts, tu ne l’imagines pas… Et s’ils s’en étaient pris à Héloïse ? Y as-tu pensé ?
Non, Fortuné n’y avait pas pensé. Son sang se glaça.
– Fort bien, reprit-il après un moment. Tu veux empêcher ces gens de nuire… quitte à perdre des Raphaëlle ?
– Elle n’est pas perdue ! dit Théodore. Nous pouvons encore la sauver.
– Comment le sais-tu ?
– Si elle était morte, Poisneuf n’aurait pas pris la peine de nous écrire un message incompréhensible.
Fortuné jeta un œil sur le cadavre éclairé par la lanterne. Il se leva du petit muret, se moucha à nouveau et se mit à aller et venir devant son ami en pensant tout haut :
– Oui, tu as sans doute raison. Laisse moi faire une première supposition… Raphaëlle était une de tes protégées et elle surveillait Poisneuf tout en faisant le service et en « distrayant » les clients de La Grande Licorne.
– Jusque là, tu as tout bon.
– Pourquoi le surveillait-elle ?
– Elle travaillait au restaurant depuis plusieurs mois et ce n’est qu’en février qu’elle a commencé à s’interroger sur le comportement de Poisneuf.
– Admettons… Seconde supposition, le 19 février, jour de l’exécution de Fieschi, ce n’est pas tout à fait par hasard si nous avons assisté à une altercation entre Poisneuf et Raphaëlle. Si je me souviens bien, c’est toi qui as choisi le café où nous sommes allés nous réchauffer. Tu voulais sans doute en profiter pour observer Poisneuf… Peut-être Raphaëlle t’avait-elle transmis certaines inquiétudes ? Troisième supposition, il a compris que Raphaëlle avait entendu des choses et il s’en est pris à elle ce jour-là comme il l’avait peut-être déjà fait auparavant. Et toi, avec ton grand cœur, au lieu d’assister sans rien dire à la scène, tu t’es immédiatement interposé, prenant le risque que Poisneuf ne t’identifie.
– Il ne m’avait jamais vu.
– Non, mais tu as pris le risque qu’il se souvienne de toi une autre fois.
– Il n’y a pas eu d’autre fois.
– Et le jour où tu as reçu un coup de hachoir dans le bras ?
Théodore enleva sa manche de redingote et releva son bras de chemise. Aucun bandage ni plaie n’y subsistait. Il n’avait reçu aucun coup de hachoir. Fortuné ne fit aucune remarque sur le fait qu’il avait été trompé à nouveau.
– La seconde fois, c’était il y a deux jours, quand nous l’avons trouvé, dit Théo.
Fortuné demanda en maugréant :
– Peut-on s’installer à l’intérieur ? Il fait un froid de canard ici ! La lune ne nous réchauffe pas beaucoup…
Sans compter que s’éloigner d’un cadavre ne pouvait nuire au moral.
– Si tu veux. Mais il ne fait pas meilleur dedans. Nous n’utilisons pas les cheminées car la maison est censée être vide… Tu ne veux pas examiner Poisneuf une dernière fois ?
– Non, je te fais confiance. Vous pouvez l’enterrer.
– D’accord, suis-moi.
– Hum… Attends juste une minute.
Fortuné retourna vérifier que les lettres tracées par le mort étaient bien celles qu’il avait lues. « PSG TIR » de ce côté et « FRM KV » de l’autre. Pas de doute. Les capitales étaient claires, nettes et précises. Il n’était même pas besoin de les recopier sur un papier.
Théodore s’empara d’une seconde lanterne et alluma sa mèche à l’aide de la première. Ils pénétrèrent à l’intérieur du pavillon délabré et grimpèrent à l’étage, dans le froid intense et l’obscurité troublée seulement par la flamme vacillante.
Théodore montra la chambre où Poisneuf avait été enfermé. Fortuné devina qu’elle avait été inspectée sous toutes les coutures et qu’elle ne recelait aucun indice particulier.
Ils s’installèrent dans la pièce voisine, meublée de deux matelas, trois chaises et d’une table avec des restes de nourriture.
– Sers-toi de ce que tu veux, dit Théodore en posant la lanterne sur la table.
Il s’empara d’une bouteille de vin et servit deux verres. Fortuné approcha ses mains du fanal pour tenter de les réchauffer.
– Il y a encore des choses que j’ai besoin de comprendre, Théo : pourquoi redoutez-vous tant ce « grabuge » à venir ? Poisneuf pouvait très bien raconter n’importe quoi… Pourquoi a t-il disparu une première fois, il y a plus de deux semaines ? Et pourquoi as-tu été arrêté juste après ?
Théodore leur coupa à tous deux un morceau de pain et ils se servirent dans les pâtés et fromages.
– Cela fait beaucoup de questions ! Je reconnais bien là ta perspicacité, Fortuné ! Tant que tu ne sais pas tout…
– Tant que je ne comprends pas tout…
– … tant qu’une pièce du puzzle n’est pas à sa place, tu continues à chercher… Et tu as bien raison, car sinon il serait impossible de le reconstituer tout entier…
– Donc ?…
– Je vais te livrer plusieurs pièces d’un coup ; d’abord, Poisneuf travaillait lui aussi pour la Préfecture de police.
Sous l’effet de surprise, Fortuné laissa échapper un morceau de pâté qui s’écrasa à ses pieds.
– Un policier ! Je n’y comprends plus rien !
– Non, plutôt un agent chargé de certaines missions. Mais un agent au jeu pas très clair. C’est ce que semble avoir découvert Raphaëlle… Je n’en sais pas beaucoup plus sur lui.
Théodore poursuivit :
– Pour se débarrasser de nous, il a monté sa disparition avec le commissaire et il a fait croire que Raphaëlle et moi en étions responsables. Il se méfiait de moi et avait cherché à obtenir des renseignements sur mon compte – sans en trouver beaucoup à mon avis. Il m’avait bien repéré le 19 février, comme tu dis. Le commissaire nous a arrêtés et a convoqué des témoins de l’altercation du 19. Mais j’ai pu faire prévenir Gilles qui nous a libérés.
– Pourquoi Poisneuf ne s’est-il pas directement débarrassé de vous physiquement ?
– Il avait juste besoin de nous empêcher de nuire. Son intention – ou ses instructions – n’était pas d’aller jusqu’à tuer.
– Il a dû le regretter en comprenant plus tard que, d’une certaine façon, tu étais un de ses collègues à la Préfecture !
– Certainement… Heureusement, cela ne l’a pas conduit à se méfier des prostituées qu’il fréquentait et dont une nous a permis de le retrouver.
– Le puzzle se reconstitue peu à peu… Une dernière supposition : Raphaëlle s’est lancée de son côté sur la piste de Poisneuf, qui l’a finalement fait disparaître.
– Exact. Il y a plus d’une semaine. Il a dû la repérer d’une façon ou d’une autre…
– Mais, soupira Fortuné, il l’a probablement tuée depuis !
– Encore une fois, je crois qu’elle est vivante. Sinon, je ne pense pas qu’il aurait consacré les dernières secondes de sa vie à écrire ce mystérieux message.